« La Côte d’Ivoire dispose d’un atout peu contestable : une population jeune, dynamique et en pleine croissance. Cette jeunesse représente une formidable opportunité pour accélérer la transformation économique du pays si l’on parvient à convertir ce potentiel démographique en un capital humain réellement productif.

Aujourd’hui, la question centrale n’est plus simplement de créer des emplois en quantité, mais de favoriser l’émergence d’emplois de qualité — des emplois formels, productifs, durables et porteurs de trajectoires professionnelles — qui permettent aux Ivoiriens d’accroître leurs revenus, d’acquérir des compétences transférables et d’assurer une protection sociale minimale. Pour y parvenir, il est indispensable d’adopter une stratégie intégrée qui combine réformes de l’éducation et de la formation professionnelle, incitations au secteur privé, développement du tissu entrepreneurial et interventions ciblées pour réduire les inégalités territoriales et de genre. » 

 

-1-Un marché du travail en croissance mais encore fragile

Le diagnostic du marché du travail ivoirien révèle une double réalité. Sur le plan macroéconomique, la Côte d’Ivoire a affiché ces dernières années des taux de croissance supérieurs à la moyenne régionale, portés par l’agriculture d’exportation, les investissements publics en infrastructures et une diversification progressive des activités. Cependant, ces performances macroéconomiques ne se traduisent pas automatiquement par une génération suffisante d’emplois formels et de qualité. 

Une large part de la population active est employée dans le secteur informel, où prédominent la micro-entreprise, l’agriculture de subsistance, le petit commerce, et des formes d’emploi souvent saisonnières et précaires, sans protection sociale ni perspectives de carrière. 

Ce phénomène entraîne un biais dans les indicateurs classiques : un taux de chômage relativement bas peut masquer une forte sous-emploi et une faible productivité du travail. Par ailleurs, on observe un décalage important entre les compétences disponibles et celles recherchées par les secteurs en croissance, un « skills mismatch » qui compromet l’efficacité des politiques de l’emploi. Les jeunes diplômés, en particulier, se retrouvent parfois en situation de surqualification pour des emplois peu qualifiants ou, à l’inverse, manquent des compétences pratiques demandées par les entreprises (maîtrise d’outils numériques, expérience en entreprise, compétences techniques spécifiques, savoir-faire managérial). 

Ce diagnostic invite à une réponse qui ne soit ni purement quantitative (créer des emplois à tout prix) ni purement normative (former pour former), mais pragmatique : orienter la formation vers les besoins du marché, professionnaliser les métiers et renforcer les passerelles entre formation, entreprises et entrepreneuriat.

 

-2-Réformer la formation professionnelle et l’enseignement supérieur

La transformation du capital humain passe d’abord par une réforme ambitieuse de la formation professionnelle et de l’enseignement supérieur, visant à réduire l’écart entre l’offre éducative et la demande productive. Concrètement, cela suppose d’intensifier les dispositifs d’apprentissage en alternance, de généraliser les stages de qualité en entreprise, d’introduire des modules pratiques et d’évaluation par compétences dans les curricula, et de développer des centres de formation professionnels (CFP) proches des bassins d’emploi.

 Ces centres doivent être conçus en partenariat public-privé, avec une logique de cofinancement et une gouvernance impliquant les entreprises locales, les chambres de commerce, et les collectivités territoriales. L’objectif est double : d’une part, améliorer l’employabilité des sortants du système éducatif en leur donnant des compétences immédiatement mobilisables ; d’autre part, répondre aux besoins spécifiques des filières prioritaires : numérique, agro-industrie, BTP, énergie renouvelable, services externalisés — identifiées comme créatrices d’emplois formels et de valeur ajoutée. 

Parallèlement, il est essentiel de développer des certifications nationales et reconnues pour les compétences techniques afin de faciliter la mobilité professionnelle et la reconnaissance des acquis, qu’ils aient été obtenus en centre de formation, en entreprise ou par apprentissage informel. Un système d’évaluation transparent et de suivi des débouchés (taux d’insertion à 6 et 12 mois) permettra d’ajuster en continu les programmes et de valoriser les parcours qui fonctionnent.

 

-3-L’implication stratégique du secteur privé

L’emploi de qualité ne peut se construire sans une implication forte et coordonnée du secteur privé. Les entreprises, grandes et moyennes, doivent être encouragées à jouer un rôle actif dans la formation et la professionnalisation des jeunes. Les leviers sont nombreux : conventions d’alternance, parrainage de promotions en centre de formation, financement de chaires techniques, mise à disposition de tuteurs pour l’intégration des jeunes recrues, et co-construction de référentiels métiers. Ces partenariats réduisent les coûts de recrutement pour les entreprises, améliorent l’adéquation des compétences et facilitent l’insertion durable des jeunes sur le marché formel. En outre, des incitations fiscales ciblées — crédits d’impôt pour frais de formation, exonérations partielles sur les salaires des apprentis pendant une période définie, subventions à l’embauche pour PME — peuvent accélérer l’embauche formelle et inciter les entreprises à structurer des parcours professionnels.

 Il est également crucial que les grandes entreprises veillent à développer des filières d’approvisionnement locales et à s’approvisionner auprès de PME formalisées : cette logique de « local content » contribue à structurer des chaînes de valeur et à multiplier les emplois indirects.

 

-4-Stimuler l’entrepreneuriat pour diversifier l’emploi

Un volet essentiel de la stratégie réside dans l’appui à l’entrepreneuriat, vecteur primordial d’emplois et d’innovation en Côte d’Ivoire. Encourager la création d’entreprises par les jeunes suppose d’agir simultanément sur plusieurs fronts : simplification des démarches administratives et fiscales pour la création, accès facilité au financement (microcrédit, fonds de garantie, capital-risque pour start-ups), développement d’un écosystème d’accompagnement (incubateurs, accélérateurs, mentoring, formation en gestion d’entreprise), et dispositifs de pérennisation pour éviter l’échec précoce des initiatives.

 Les programmes d’entrepreneuriat doivent être intégrés aux cursus de formation, avec des modules pratiques sur la gestion financière, le marketing digital, la communication et la négociation commerciale. Par ailleurs, la mobilisation de la diaspora ivoirienne, tant en capitaux qu’en expertise, peut accélérer le développement d’entreprises à forte intensité technologique ou exportatrice. 

Enfin, pour que l’entrepreneuriat crée des emplois de qualité, il est indispensable d’accompagner la transformation des micro-entreprises informelles en petites entreprises formelles, avec accès à la comptabilité simplifiée, à des services bancaires adaptés et à des assurances sociales progressives

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-5-Le numérique comme catalyseur d’employabilité

L’essor du numérique constitue un levier stratégique pour l’employabilité des jeunes et la montée en compétences.

 Le numérique favorise la création d’emplois directement : développeurs, administrateurs systèmes, spécialistes en cybersécurité, community managers et indirectement en facilitant l’accès aux marchés, à la formation en ligne et aux services financiers. 

La mise en place de bootcamps de codage, de formations courtes certifiantes et de parcours de reconversion vers les métiers du digital doit être soutenue et articulée avec des plateformes d’emplois locales et internationales. 

Par ailleurs, le numérique permet d’améliorer l’intermédiation du marché du travail : plateformes de matching entre employeurs et candidats, digitalisation des services publics de l’emploi, offres de formation modulaire en e-learning. Pour que cette transition bénéficie à un large public, il est indispensable d’investir dans l’infrastructure (couverture internet, points d’accès communautaires), de favoriser l’alphabétisation numérique et de subventionner des formations pour les jeunes vulnérables. 

Le développement de la fintech et des services mobiles de paiement peut aussi réduire les frictions pour les entrepreneurs et les micro-entreprises, leur ouvrant l’accès à des outils de gestion et de financement innovants.

 

-6-Formaliser l’informel pour sécuriser l’emploi

L’un des défis structurels majeurs reste la prévalence du secteur informel, qui absorbe une grande partie de la main-d’œuvre mais génère des emplois souvent faiblement productifs, sans protection sociale et avec peu d’accès au crédit. 

La formalisation progressive de l’économie informelle doit être un objectif prioritaire, mais elle doit être pensée de manière inclusive : conditionner la formalisation à des services et avantages tangibles (accès au microcrédit, formations, micro-assurance, marchés publics réservés, assistance comptable) plutôt que par une simple contrainte administrative. 

Les politiques publiques doivent créer des incitations positives pour encourager les acteurs informels à entrer dans l’économie formelle, par exemple via des régimes fiscaux simplifiés pour les micro-entrepreneurs, des programmes de formation adaptés et des guichets uniques facilitant l’enregistrement et l’accès aux services. En parallèle, les autorités doivent renforcer progressivement la protection sociale, en pensant des mécanismes contributifs proportionnels et en déployant des filets sociaux pour les plus vulnérables, afin de réduire le risque que la formalisation expose les travailleurs à des coûts qu’ils ne peuvent pas supporter.

 

-7-Intégrer la dimension genre et territoriale

L’égalité des chances et l’inclusion de genre constituent des dimensions transversales incontournables. Les femmes rencontrent souvent des barrières spécifiques  accès réduit à la formation technique, responsabilités familiales non partagées, discriminations sur le marché du travail et difficultés d’accès au financement — qui limitent leur participation à l’emploi formel.

 Les politiques d’employabilité doivent intégrer des mesures ciblées : quotas ou objectifs d’embauche féminine dans les programmes subventionnés, formation dédiée aux métiers porteurs pour les femmes, soutien aux micro-crédits féminins, et infrastructures d’accueil de l’enfance pour permettre la conciliation travail-formation. De même, les inégalités territoriales exigent un ajustement des politiques : les centres de formation régionaux, la promotion des filières agro-industrielles locales et l’investissement dans les chaînes de transformation en zone rurale peuvent freiner l’exode vers les villes et créer des emplois décents proches des lieux de vie.

 

-8-Financer et mesurer la transformation du capital humain

Le financement de cette transformation est multidimensionnel : il combine ressources publiques, engagement du secteur privé et appui des partenaires au développement. Les autorités peuvent mobiliser des financements multilatéraux pour des programmes d’envergure sur la formation et l’emploi, structurer des fonds mixtes public-privé, et orienter une partie des dépenses d’investissement vers des projets à forte intensité d’emploi local. Côté privé, le développement d’une culture de responsabilité sociale d’entreprise (RSE) orientée vers la formation et l’emploi, l’investissement d’impact et la mise en place de fonds sectoriels (numérique, agro-industrie) peuvent créer des leviers additionnels. Il est également utile d’explorer des mécanismes innovants, tels que les contrats à impact social ou les garanties pour prêts aux jeunes entrepreneurs, pour réduire le risque perçu par les banques et attirer davantage de capitaux vers des projets créateurs d’emplois.

 Enfin, pour piloter efficacement cette transformation du capital humain, il faut des indicateurs précis et un suivi rigoureux : taux d’emploi formel des 18–35 ans, taux d’insertion professionnelle à 6 et 12 mois après formation, part d’une classe d’âge formée en formation technique et professionnelle, part d’emplois offrant une protection sociale minimale, et mesures de genre et de couverture territoriale.

 

-9-Conclusion : passer des intentions à l’action

En conclusion, l’emploi en Côte d’Ivoire et la valorisation du capital humain requièrent une vision stratégique et une mise en œuvre coordonnée. Le potentiel démographique du pays peut devenir un avantage compétitif durable si l’on met en place une architecture politique et opérationnelle alliant réformes éducatives, renforcement de la formation professionnelle, promotion de l’entrepreneuriat, stimulation des partenariats public-privé et priorisation des filières porteuses telles que le numérique, l’agro-industrie et les infrastructures. Les gains attendus sont considérables : réduction de la pauvreté, diversification économique, amélioration de la productivité et stabilité sociale. Mais ces résultats ne viendront qu’avec une volonté politique soutenue, des investissements ciblés et une collaboration réelle entre l’État, le secteur privé, la société civile et les partenaires internationaux. L’heure est à l’action pragmatique : former mieux, employer mieux, formaliser intelligemment — pour que la jeunesse ivoirienne devienne, durablement, l’actrice principale de son développement.